Roghudi vecchio – juin 2022 – Patrick Goutefangea

Roghudi vecchio est un village de l’Aspromonte, en Calabre, où on arrive après des kilomètres de routes de montagne défoncées, parcourues au pas, en redoutant à chaque virage de croiser une autre voiture.

Depuis 50 ans, plus personne ne vit dans ce village fantôme, abandonné par ses habitants en 1971 après une terrible crue de l’Amendolea, le torrent qui – rarement – coule à ses pieds.

Nous y allions parce qu’il faisait partie du parcours que notre hôte nous avait concocté et nous avions compris que nous n’avions pas le choix : nous étions attendus le soir au dîner et nous savions que nous aurions des comptes à rendre.

Nous y allions aussi parce que c’était un village grec, une de ces localités de la « Magna Grecia » où on parlait le « grecanico », ce grec archaïque dont on ne sait s’il est d’origine byzantine ou s’il ne remonte pas plutôt aux premiers établissements grecs dans le sud de l’Italie, au 8e siècle avant notre ère.

On nous avait aussi fait quelques récits pittoresques sur Roghudi, où, paraît-il, vivait encore, il y a quelques années, un berger, solitaire jusque dans la mort : il y avait été terrassé par un infarctus et on n’avait trouvé son corps, dans la petite maison où il s’était installé, que bien des jours plus tard.

Quand on arrive à Roghudi, on comprend mal ce qui s’est passé en 1971 : comment une crue peut-elle avoir rendu la vie impossible dans ce village perché sur un rocher escarpé, qui domine de plusieurs dizaines de mètres la « fiumara » de l’Amendolea, c’est-à-dire le lit, presque toujours à sec et, au printemps, couvert de buissons de lauriers roses, du torrent qui descend de la montagne ?

 En réalité, c’est à cause des menaces de glissements de terrain que le village avait été déclaré inhabitable et que ses habitants avaient été relogés ailleurs.

Il n’y avait qu’une autre voiture sur la petite place à l’entrée du village lorsque nous sommes arrivés, et, un peu plus loin, nous avons rencontré ses occupants, un couple de personnes âgées et leur petit fils. Le vieux monsieur, assis sur un muret, sa canne entre les genoux, nous a souhaité la bienvenue en grec… C’est avec sa femme, Nina, que nous avons visité le village, où elle n’était pas revenue depuis plusieurs années. Devant chaque maison, elle nous disait qui y habitait autrefois et nous donnait des nouvelles de la famille. Quelquefois, elle ajoutait, fataliste, que le dernier venait de disparaître. Elle nous a montré la « casa baronale », la maison de la famille la plus puissante du village, celle qui, nous avait dit notre hôte, possédait tout, « y compris les femmes ». Elle aussi a disparu, a commenté Nina.

Bruno, le vieux monsieur, nous a raconté la vie à Roghudi après la guerre et son voyage en train, à 5 ans, avec son père, jusqu’à Reggio, pour acheter ses premières chaussures. Jusque là il avait vécu pieds nus. Il nous a montré l’école, la poste et la caserne des carabiniers, et, enfin, il nous a récité, avec beaucoup d’émotion, une poésie en grecanico, puis en italien, qu’il avait lui-même composée et où il évoquait ces « mots qui ne meurent pas ». Nous avions le sentiment d’être récompensés pour notre simple présence.

Roghudi n’est pas le seul village abandonné de Calabre. A quelques kilomètres de là, Pentedattilo ne compte plus que 5 habitants permanents. Mais ce ne sont pas les crues des fiumare qui les ont vidés, c’est la dureté de la vie, une longue tradition d’émigration et la volonté des habitants de ne pas être les laissés pour compte du « miracolo economico ».

Mimmo Lucano
Mimmo Lucano

Dans ces paysages grandioses, ces extraordinaires villages déserts, perchés sur leurs rochers, évoquent une catastrophe mystérieuse et on comprend d’un coup ce qu’a voulu faire Mimmo Lucano à Riace, à une heure de là sur la côte ionienne : leur rendre la vie en proposant aux nouveaux migrants, ceux qui aujourd’hui sont à la recherche d’un endroit où vivre décemment, de s’y installer. C’est une évidence.

Patrick Goutefangea