L’ITALIE VUE DU CCFI
Tous les deux mois, le Centre Culturel Franco-Italien de Nantes vous invite à explorer les multiples facettes de l’Italie à travers sa rubrique L’Italie vue du CCFI. Dans cette publication, des membres du conseil d’administration, des adhérents passionnés et des sympathisants du CCFI partagent les événements culturels, les nouveautés littéraires, les débats d’actualité et les coups de cœur qui façonnent l’Italie contemporaine.
Chaque numéro est une invitation à plonger dans l’actualité italienne sous le regard curieux et éclairé de ceux qui en sont proches. Que ce soit en italien ou en français, ces articles vous offrent des perspectives personnelles et authentiques, dévoilant un pays en constante évolution. En abordant des thèmes variés – de l’art et du cinéma à la politique, en passant par la gastronomie et le patrimoine – L’Italie vue du CCFI devient un pont vivant entre la France et l’Italie, animé par des regards passionnés et engagés.
Plongez dans ce voyage bimestriel et laissez-vous transporter de l’autre côté des Alpes !
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NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2024
Littérature
Contributeur·ice : Patrick Goutefangea
La Sicile, les princes et le Risorgimento
Quatre auteurs siciliens : De Roberto, Pirandello, Sciascia et Lampedusa qui parlent des princes et du Risorgimento.
Au programme des « rencontres de lecture » (Incontri di lettura) du CCFI cette année figure le roman de Federico De Roberto, I Viceré, paru en 1894. Un grand roman, sans doute un peu oublié aujourd’hui, qui inaugurait ce qui allait ensuite devenir un thème de la littérature sicilienne, qu’on pourrait intituler : « Les princes et le Risorgimento ». Un thème traité directement, non seulement par De Roberto, mais aussi, quelques années plus tard, par Pirandello dans son roman I vecchi e i giovani (1909) et, enfin, de manière à peu près contemporaine, à la fin des années 1950, par Leonardo Sciascia avec sa grande nouvelle Il Quarantotto (1957), et Tomasi di Lampedusa avec Il Gattopardo (1958).
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Dans le cas des deux premiers – De Roberto et Pirandello – le courant qui les porte est le même : l’expression et la sublimation de la désillusion éprouvée à la fin du 19e siècle, à propos du Risorgimento, par des écrivains nés avec l’unité de l’Italie (De Roberto est né en 1860 et Pirandello en 1867). Les promesses du Risorgimento n’ont pas été tenues, celles d’une unité véritable de la nation, d’une unité vertueuse qui devait passer par la réduction des écarts entre les régions de la Péninsule, par la disparition des derniers signes de féodalité, par la fin de la misère extrême de certaines catégories de la population, par de premiers pas vers une démocratisation du pays… Au contraire de tout cela, l’Italie est restée profondément divisée, en particulier entre le Nord et le Sud, le régime libéral mis en place dès les premières années du nouveau Royaume d’Italie a conduit à la famine dans le Sud et à l’immigration massive comme seule solution concrète pour les trois quarts de la population, la vie parlementaire a accouché d’une pratique qui n’est pas seulement italienne mais dont l’Italie a été la matrice puis le modèle : le « transformisme », cette méthode qui consiste à s’opposer pour se faire élire, puis à se partager les prébendes une fois élus.
C’est cela que De Roberto et Pirandello cherchent à décrire. On comprend que ce soit des siciliens qui s’attellent à cette tâche : le problème central de l’Italie de la fin du 19e siècle, le problème auquel ramènent toutes les difficultés rencontrées par l’Italie post risorgimentale, est ce que l’on appelle depuis le milieu des années 1870 la « Question méridionale ». La « Question méridionale » est en réalité la grande question nationale de l’Italie d’avant la première guerre mondiale. Et la « Question méridionale », c’est précisément le retard de développement qui grandit entre le nord et le sud, l’écart historique entre ces deux composantes de la nation, qui ne semblent pas vivre à la même époque : la modernité des pays industrialisés d’un côté, le Moyen-Âge de l’autre ; la « Question méridionale », ce sont précisément les promesses non tenues du Risorgimento.
Entre les romans de De Roberto et Pirandello et les deux autres textes – le récit de Sciascia et le roman de Lampedusa – une longue parenthèse, celle du fascisme. Parenthèse dans laquelle se trouve prise également la « Question méridionale », non pas parce qu’elle n’existe plus, mais parce que le « Régime » prétend l’avoir résolue. Dans un pays gouverné par Mussolini, il ne saurait y avoir de « Question méridionale », de même que, dans certaines dictatures, il n’y a plus officiellement de délinquance. De 1922 à 1945, la Sicile a été celle des Porte aperte, du titre d’un roman de Sciascia : sous le fascisme, on ne ferme pas sa porte car on ne craint plus les voleurs. Sciascia et Lampedusa reprennent donc le propos là où De Roberto et Pirandello l’avaient laissé, et, là encore, pour parler du Risorgimento et de ses déceptions.L’un et l’autre reprennent la figure centrale du « Prince » (dans la nouvelle de Sciascia, le prince est en réalité un baron, mais ce baron a, dans la petite ville de Castro, la même position que les princes de De Roberto, Pirandello et Lampedusa). Le prince, c’est-à-dire les familles de la vieille noblesse sicilienne, qui constituent toujours, en 1860, le socle principal de la grande propriété foncière et continuent d’exercer leur domination sociale sur la vie de l’île. Les princes, pris eux aussi dans le bouleversement du Risorgimento, et pour qui il s’agit de trouver les moyens de rester ce qu’ils ne veulent pas cesser d’être : les « vice-rois », c’est-à-dire les premiers en Sicile, et tout à la fois pour la position matérielle et le statut social qui leur est ainsi conféré. Par là même, au-delà de la différence de traitement de ces personnages par des auteurs aussi opposés que De Roberto et Lampedusa, les princes sont l’incarnation de l’échec du Risorgimento, ou l’expression de son sens profond. De Roberto et Pirandello expriment une désillusion collective, qu’ils ont vécue directement ; Sciascia et Lampedusa, de manière très différente, rappellent cette désillusion, au moment où, 10 ou 12 ans après la Libération, des efforts réels ont été faits pour résoudre la Question méridionale, comme s’ils disaient à leurs lecteurs : attention, une nouvelle déception est bien possible. C’était à la fin des années 1950. Alors, aujourd’hui que tout a changé…